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La poésie des ruines contemporaine

Jonathan Rescigno, la poésie des ruines contemporaines

Hélène Doub

 

 

À rebours du monument et du document, un questionnement ontologique, une « esthétique de la disparition ».

 

   Les œuvres les plus profondes, auxquelles nous avons envie de revenir pour les interroger inlassablement, sont souvent celles qui, à la manière d’un rhizome, présentent à la surface une fleur simple, mais qui révèlent sous terre une architecture complexe et réticulaire, connectant entre elles des centaines d’autres fleurs. Ainsi en va-t-il des œuvres de Jonathan Rescigno qui embrassent à la fois des problématiques sociologiques, historiques, esthétiques et ontologiques, dans une sorte d’aspiration à la totalité. La série de quatre vidéos intitulée DECONSTRCUTION, atteste d’un processus créatif qui, demeurant dans le champ de l’art, parvient à une représentation poétique du réel et invite à la réflexion, à la rêverie. Jonathan Rescigno interroge également son propre médium, en particulier dans son rapport au temps. Si la question est consubstantielle de l’art vidéo, les réponses de Jonathan Rescigno s’attachent avant tout au lien entre temps et paysage, renouant avec les notions de sujet et d’événement, s’inscrivant dans un questionnement sur la captation du réel et sa parenté avec l’Histoire. Dans une approche fine et sensible de ces problématiques, c’est la vidéo comme trace fugace d’un réel fuyant qui est au cœur des réflexions de l’artiste.

 

 

De l’environnement au paysage : quand la vidéo rend grâce au réel.


  Les nuages défilent rapidement et laissent passer une lumière intermittente sur un paysage familier du Nord-est de la France : une ville ouvrière, une cité minière plus précisément, sujet dont se sont emparés les genres documentaires, de la littérature de Zola, en passant par la photographie de Raymond Depardon, aux films de Henri Storck. Le plan est fixe, pris depuis la fenêtre d’une tour HLM, vue  ordinaire qu’ont les habitants sur leur environnement quotidien. Construit comme un tableau animé, ce plan fixe, où le seul événement apparent est le ballet incessant des cumulus, confère un aspect paisible à la cité. À peine prête-t-on attention à un élément  architectural dans le coin supérieur droit de l’image, une sorte de parallélépipède laiteux dont l’apparition dépend du jeu que se livrent soleil et nuages. Un clignotement provoqué par la blancheur du bâtiment reflétant ou non la lumière du jour, nous avertit tout de  même discrètement que quelque chose est sur le point de se produire. Soudain, alors même que l’on vient de prendre conscience de la matérialité de cet objet mal identifié, celui-ci s’effondre et disparaît, cette fois définitivement. C’était le puits d’extraction Simon5, vestige de l’industrie du charbon à Forbach, en Lorraine. Aucun bruit ne vient signaler cette démolition qui semble irréelle tout comme l’était  l’instant d’avant l’existence même du puits. La voix d’un enfant peinant sur ses tables de multiplications domine le silence, laissant le spectateur tisser lui-même le lien entre un être porteur d’avenir et cet effondrement qui est autant concret et public, que  psychologique et intime.

 

   La grande force de Simon5, courte vidéo de Jonathan Rescigno, réside dans le traitement du fait réel, dans son interprétation et sa mise en scène. Ne recherchant pas l’objectivité du regard, ni la narration d’un fait social majeur qui a marqué une région tout entière,  Jonathan Rescigno s’intéresse au retentissement profond d’un phénomène sur  l’homme. C’est en premier lieu sur le plan de l’esthétique qu’est traitée la disparition de ce qui appartient au passé des habitants de ces cités, mais plus globalement à l’inconscient collectif. En filmant la scène en plan fixe, l’artiste installe l’environnement du mineur dans un cadre, celui de la fenêtre de cette cité HLM, qui vient circonscrire l’image. Aussi passe-t-on du paysage du quotidien, au paysage artistique, l’on passe du fait au sujet. Le  paysage, en art, est la transposition du lieu réel à sa représentation, et c’est précisément ce traitement que subit, dans la durée, la cité minière. Devenant paysage artistique, elle entre dans le champ de l’esthétique et trouve ainsi très discrètement une légitimité, hors de toute revendication.


   De même dans Destination Lune, autre segment de DECONSTRUCTION, oeuvre en quatre tableaux, Jonathan Rescigno joue sur les codes classiques de l’iconographie pour célébrer une sorte de poésie des ruines contemporaines. Effets de cadres, jeux d’ombres et de lumière, constructions envahies par les ronces et végétation reprenant ses droits sur un bâti promis au néant, nous rappellent la poésie des ruines du XVIIIe siècle. Filmant une cité ouvrière – celle où ont vécu ses grands-parents et où il a coulé les jours heureux de l’enfance – l’artiste invente une sorte de vanité contemporaine, où le caractère éphémère de la vie humaine se lit à travers la précarité de ce que l’homme édifie. Il nous montre que le travail sculpte le paysage, le transforme au gré des activités humaines, abordant la question sociale sous l’angle esthétique (la destruction des outils de travail modifie les habitudes visuelles des habitants). Sans tristesse, sans nostalgie excessive, Jonathan Rescigno parvient à exhausser le réel, à lui conférer une certaine beauté, y compris dans ce que l’imaginaire collectif a pris l’habitude de considérer comme un non-sujet esthétique, à savoir le démantèlement, la déconstruction.

 


Monument, document, mémoire ? La vidéo et « l’esthétique de la disparition ».

 

   En tant que procédé technique permettant d’enregistrer, de conserver et de reproduire le réel dans la durée, l’art vidéo s’est développé très tôt dans les parages du document et de son pendant immatériel, la mémoire. De là le triangle infernal entre histoire, vidéo et art, avec pour pilier central un médium dont la légitimité fut souvent contestée par le champ historique comme par le champ artistique. Mais si ces clivages sont aujourd’hui dépassés, il n’en reste pas moins qu’évoluer entre ces deux pôles demeure une gageure pour les vidéastes.


   Avec sa série DECONSTRUCTION, Jonathan Rescigno cultive l’ambigüité de son support. C’est bien évidemment d’un événement historique majeur dont il est fait état, à savoir les conséquences de la désindustrialisation, de la fuite des appareils de production hors d’un territoire et du changement qu’elles induisent sur les paysages et le quotidien de tout un chacun. Car après la délocalisation des sièges sociaux et l’arrêt des usines, s’installe souvent le silence des machines et des cités ouvrières. Lourds vestiges d’un passé glorieux, les outils de production sont pour certains les témoins pernicieux d’un passé glorieux qui s’impose au présent comme pour le dévaloriser ; pour d’autres leur disparition progressive se déroule dans une indifférence désarmante ; pour d’autres enfin, ces carcasses inutiles sont les marqueurs du temps qui passe et entrent progressivement dans ce que l’on appelle le « patrimoine » industriel. Devenu « monument », ce patrimoine est tant bien que mal préservé, comme c’est le cas en Lorraine, du haut fourneau U4, à Uckange, qui bénéficie d’une mise en lumière du plasticien Claude Lévêque. Mais s’il tombe dans l’oubli, il est promis au démantèlement.


   Dans la lutte contre la disparition des choses et des êtres, la tentation de la vidéo est de s’inscrire dans le champ du « document ». Dans une vidéo présentée au sein de l’exposition Berlin change plus vite que mon coeur, à Lille (2009), la chorégraphe Sasha Waltz tentait de fixer pour l’éternité la rapidité du démontage du « Palast der Republik », vestige du passé communiste de la ville de Berlin, dont celle-ci s’est débarrassée au profit d’un patrimoine plus fédérateur qu’elle va reconstruire de toute pièce : un château du XIXe siècle. La célérité des changements semble avoir imposé à la chorégraphe de changer de langage artistique au profit de la vidéo, identifiée comme support-mémoire, comme support-document. Caricaturant cette volonté documentaire de la vidéo, Agnès Varda, dans Le Tombeau de Zgougou (2006, collection Mac/Val), mêlant vidéo et installation, est allée jusqu’à dépasser le stade du document en mémoire de son chien, au profit du monument, du tombeau (aux sens de sépulture et d’hommage) à la gloire canine.


   Dans DECONSTRUCTION, le préfixe « dé » est éxergue. Certes, ces quatre vidéos témoignent du démantèlement, par l’homme, de ce qu’il a lui-même édifié, mais avant tout elles montrent que chaque destruction est peut-être porteuse de construction, ou tout au moins d’un possible, d’un espoir. Dans Simon5, l’effondrement du puits est relégué au rang de non-événement, le jeu des nuages masquant rapidement cette béance. Dans Destination Lune, la démolition de la cité ouvrière est passée sous silence et cette dernière s’efface au profit d’une première neige, à la manière dont un écran neigeux atteste de la disparition d’une image télévisée. La cité ouvrière donne ainsi l’impression d’avoir disparu comme elle était apparue et le temps n’est alors plus mesurable ni palpable. Dans les deux vidéos, c’est l’humain qui est porteur de futur. Le jeune garçon apprenant ses tables de multiplications dans Simon5, laisse place, dans Destination Lune, à une habitante de la cité – la grand-mère de l’artiste – qui arpente encore, le souvenir vivace, les pièces d’un appartement qui subsiste dans sa mémoire.


   La vidéo se fait ici, pour Jonathan Rescigno, art de l’anamnèse en ce qu’elle déclenche le souvenir. Selon Françoise Parfait, c’est précisément ici que se fait le départ entre l’artiste et l’historien, car « le travail de l’artiste ne consiste pas à commenter l’histoire avec les outils de l’historien, mais bien à en créer de nouvelles visions, à la mettre en perspective […] par le recours à des méthodes d’approche qui relèvent de l’art et de ses discontinuités ». Au lieu de restreindre la portée de la trace en lui donnant un sens univoque pour l’éternité, la vidéo de Jonathan Rescigno lui redonne toute sa dimension éphémère et tragique, la réinstalle dans une précarité toute humaine. Le vestige industriel sort ainsi du monument, du document et de la durée pour entrer davantage dans le présent, dans l’instant. On ne parle plus alors de mémoire, ni de devoir, mais juste de souvenir, restreignant ainsi à l’individu le lieu où ce dernier s’exerce. Ce patrimoine n’est plus dès lors commun, ce passé n’est plus celui d’un groupe précis, il tend à l’universalité et devient un patrimoine immatériel que chacun peut s’approprier sur le mode sensible. Jonathan Rescigno renoue ainsi, au sein de ses vidéos, avec une définition mallarméenne de la poésie et « transpose un fait de nature en sa presque disparition vibratoire ».



 

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